C’est logiquement l’une des plus grandes questions philosophiques, celle de la liberté ou non, qui est la nôtre, notre liberté d’opinion, notre liberté de pensée.
Spinoza disait que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent.
Nous sommes en effet tous soumis à des déterminismes inconscients, psychologiques, culturels, sociaux, familiaux et éthologiques. L’appartenance de classe, le genre, la couleur de peau, la race, la nationalité, le capital financier et symbolique hérité, et les effets de castes génèrent des disparités, des inégalités de statut et de pouvoir qui influent de façon très significative sur la liberté qui peut être la nôtre, et les opinions, les croyances qui sont les nôtres.
Hormis ces déterminismes, nous sommes également soumis à des influences idéologiques, qui constituent la société dans laquelle on naît et on évolue.
C’est ce que l’historien Yuval Hoah Harari, appelle l’ordre imaginaire, dans son célèbre ouvrage Sapiens : une brève histoire de l’humanité.
Selon Hoah Harari, dans chaque société il existe un ordre imaginaire, qui régit nos vies, notre façon de penser.
Les valeurs qui sont les nôtres, nos croyances, notre notion de justice, de liberté, de transcendance est formatée depuis notre enfance, non pas de façon déclarative, coercitive et descendante, mais on la retrouve d’une façon plus subtile et intrinsèque dans l’ensemble de notre société, de l’éducation, aux contes de fées, aux drames, aux tableaux, aux chants, aux règles de bonne conduite, à la fiction, les recherches académiques, la communication des marques, la propagande politique, l’organisation de la société, etc… à tel point qu’il nous devient impossible de dissocier notre opinion personnelle de l’ordre imaginaire dans lequel on s’insère.
Selon lui, il nous est difficile de comprendre l’ordre qui régit notre vie, car bien que l’ordre imaginaire n’existe que dans notre esprit, celui-ci est tissé au monde matériel.
Par exemple, la plupart des Occidentaux croient à l’individualisme. Ils croient que chaque être humain est un individu, dont la valeur ne dépend pas de ce que les autres pensent de lui ou d’elle. Et cette croyance est construite en nous à partir de détails qui sont devenus invisibles à nos yeux. La maison moderne idéale, par exemple est divisée en multiples petites chambres, pour que chaque enfant ait un espace à lui, soustrait aux regards des autres.
Cette chambre a presque invariablement une porte et il est parfois admis que l’enfant la ferme, même à clé. Interdiction est faite aux parents d’y entrer. Celle-ci est décorée à la fantaisie de l’enfant, avec ses couleurs, ses objets, etc… Un enfant qui grandit dans un tel espace ne saurait s’imaginer autrement qu’en « individu », dont sa valeur se caractérise par tout un ensemble de croyances personnelles, qui n’auraient absolument pas la même pertinence au moyen âge par exemple.
Cet ordre imaginaire au-delà de façonner l’organisation de la maison, façonne surtout nos désirs. Chacun naît dans un ordre imaginaire préexistant, dès la naissance, les mythes dominants façonnent nos désirs. Nos désirs personnels deviennent ainsi les défenses les plus importantes de l’ordre imaginaire.
Selon Yuval, nos sociétés occidentales sont organisées autour de deux idéologies qui formatent notre ordre imaginaire et façonnent nos désirs, que sont le romantisme et le consumérisme.
Le romantisme nous dit que, pour tirer le meilleur parti de notre potentiel humain, il nous faut suivre ses désirs, multiplier les expériences, personnelles, professionnelles, amoureuses, sexuelles. Nous devons nous ouvrir à un large spectre d’émotions, expérimenter diverses sortes de relations, essayer des cuisines différentes, acquérir de nouvelles compétences, multiplier les relations, ne pas se contenter de ce que l’on a et s’ouvrir sans cesse à de nouveaux horizons.
En lisant cela, vous vous êtes sûrement reconnus, ou reconnu les axes de la communication des marques, la com’ politique ou l’idéologie propagée sur instagram et netflix, de nos jours. Et vous vous êtes même sûrement demandés en quoi cela était si étrange, tant cela nous paraît naturel et même souhaitable de penser la vie de la sorte.
Or, cette vision romantique, de suivre ses désirs et multiplier les expériences ne va pas de soi.
Il n’y a aucune preuve scientifique qui dicte que la multiplication des expériences soit plus à même d’augmenter la satisfaction, le bonheur personnel ou la santé mentale.
Et dans bien des cas, c’est même l’inverse, suivre le désir de façon aveugle et bestiale, peut nous mener à des expériences nocives, toxiques, et décorrélées des aspirations naturelles d’un être humain. Le rythme frénétique de la vie moderne est d’ailleurs à l’origine même des troubles de l’anxiété qui frappent nos sociétés. Il nous pousse à toujours désirer l’inatteignable, et à se comparer sans cesse, ce qui est aux antipodes de la sagesse au sens d’Aristote ou d’Épicure, qui nous invitait davantage à nous satisfaire ce que l’on possède et à chercher le bonheur dans l’absence de souffrances.
Mais bon, quoi qu’il en soit, c’est ce Romantisme qui aujourd’hui organise la société et façonne notre système de pensée.
La deuxième idéologie prédominante c’est bien évidemment le consumérisme, qui nous dit que, pour être heureux, il faut consommer et accumuler autant de produits et services que possible. Chaque publicité à la télévision est une petite légende de plus sur le thème « la consommation amène une part de bonheur ». Et sans avoir à développer davantage cette thématique, on comprend très vite comment le Romantisme, qui encourage la variété, s’accorde parfaitement avec le Consumérisme qui la rend accessible, désormais en un clic.
Leur mariage a donné naissance à un « marché des expériences » infini. Celui-ci ne vend plus désormais des billets d’avion ou des chambres d’hôtel, mais des expériences. Une voiture n’est pas un moyen de locomotion mais une navette vers un weekend avec votre nouvelle petite amie, et votre smartphone est désormais capable de vous téléporter vers une source inépuisable d’inspirations.
Si la consommation est censée élargir nos horizons, accomplir notre potentiel humain, elle n’est pas non plus une évidence transgénérationelle, quant à ce que devrait être la recherche du bonheur, et même l’organisation économique de la société.
Toutes les études démontrent que l’accumulation de biens n’apporte pas un surplus de bonheur corrélé, et on sait par exemple que de très nombreux produits que l’on consomme ont une empreinte carbone néfaste pour la planète. Et les points de PIB qu’ils génèrent ne sont pas autant de points de progrès ou de bonheur effectif pour la population, tant il est urgent de déduire l’impact écologique à la production de biens, comme le suggère par exemple Thomas Picketty.
Alors qui est à l’origine de cet ordre imaginaire, comment se constituent ces idéologies dominantes qui façonnent nos vies ?
Même s’il s’agit ici d’une construction historique et que l’on pourrait difficilement pointer du doigt telle ou telle personnalité, tel ou tel intellectuel, ce que nous dit Yuval c’est que l’on peut identifier l’origine de ce tandem romantisme/consumérisme au début du siècle dernier et qui s’est consolidé après la seconde guerre mondiale.
L’offre de biens et de services a commencé à dépasser la demande. Pour survivre, l’économie capitaliste moderne doit alors sans cesse augmenter la production.
Il a alors fallu « pousser à consommer toujours davantage », et pour cela, transformer chacun d’entre nous en individus, incités à assouvir tous leurs désirs.
L’état et le marché se sont constitués alors en un binôme redoutable dans la déconstruction des résistances à la consommation, en remettant en cause les solidarités collectives, en déconstruisant la famille et les communautés locales, pour en transformer ainsi chaque membre en individu indépendant.
L’État et le marché deviennent alors la mère et le père de l’individu, et l’individu ne peut survivre que grâce à eux.
Le marché fournit le travail, le logement, la nourriture, l’équipement, l’assurance et l’état fournit l’éducation, la santé, et la sécurité.
On comprend ensuite facilement qu’il est plus simple de s’immiscer dans la vie d’individus isolés, que de familles et de communautés fortes, et donc il devient d’autant plus facile désormais de dicter ce qui est souhaitable ou non pour chacun d’entre nous, en fonction des intérêts et des rapports de forces que représentent les états et marchés qui nous gouvernent.
Si les états et les marchés « drivent » notre façon de penser, nos valeurs, nos désirs, notre façon de nous organiser et de sociabiliser, doit-on pour autant penser que nous sommes totalement déterminés et qu’on l’on ne peut rien changer ?
Oui et non.
Nous ne naissons pas libres, en effet, nous sommes conditionnés par tous les déterminismes vus précédemment et l’ordre imaginaire qui nous précède.Mais nous pouvons cependant nous créer des poches de liberté.
L’éducation en est une, lorsqu’elle permet d’apprendre à lire, écrire, compter et penser. La famille en est une autre lorsqu’elle sert de cocon émancipateur, capable de protéger ses membres, des dérives du romantisme et du consumérisme.
Avoir conscience des causes, des forces qui nous déterminent, c’est aussi et sûrement la meilleure des façons de se créer liberté.
Comprendre que des idéologies, que des intérêts ont façonné notre éducation, nos désirs, nos modes de vie, c’est être capable de se regarder de l’extérieur et de questionner à chaque fois les idéaux que l’on croit nôtres, ainsi que les valeurs et les causes que l’on défend. Se questionner, s’interroger quant aux origines de ces idéaux, c’est la meilleure façon de savoir si ceux-ci servent nos besoins en tant qu’humains, en tant que société, ou à l’inverse, si, ceux-ci nous ayant étés inculquées par ceux qui nous entourent, un parti politique, un mouvement idéologique, un culte religieux, une plateforme de fiction ou un réseau social politisé, ils créent en nous des souffrances physiques, psychologiques ou sociétales, contre lesquels il faut être capable de se révolter.
Penser, et surtout penser en dehors de son ordre imaginaire, est compliqué. Si quand nous abattons les murs de notre prison et courons vers la liberté, nous courons juste dans la cour plus spacieuse d’une prison plus grande, l’objectif d’une vie est peut-être justement que cette cour soit la plus grande possible.
Michael Dias
Fondateur de Spitch, Voyageur, Storyteller, Speaker, Coach de Dirigeants et grand passionné de Présentations.
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